Le conte de mallodo l’incompris

Mallodo était l’être le plus incompris que la planète Taire ait jamais porté.

Peut-être l’avez-vous déjà rencontré ou croisé dans votre vie, car Mallodo est partout. Le plus souvent il reste discret, il ne se manifeste que par des signes de douleur relativement supportable. Mais d’autre fois il crie, il hurle, il se bloque et refuse net de faire un pas de plus.

Il faut tenter de comprendre un peu Mallodo. Il est incompris et il ne peut s’exprimer que par la violence. Tout au fond de lui, c’est quelqu’un qui doute, qui a peu de confiance en lui. Il se croit obligé pour être aimé, pour simplement être accepté, de faire pour les autres.

Voulez-vous que je vous dise, la vie de Mallodo est faite de plein d’injonctions qu’il se donne à lui-même.

“Tu dois faire ceci ou cela”, “Tu ne dois pas faire ceci ou cela”. Auquel il faut rajouter, les “IlFoke”. Ah, les “IlFoke” qui remplissent son existence. Dès le matin, avant même d’ouvrir les yeux, il y a déjà plusieurs “IlFoke” dans sa tête. Mallodo a le sentiment qu’il n’existe qu’avec l’accord ou l’approbation des autres. Bien sûr, il tente de s’affirmer quelquefois, mais comme vous le savez, c’est sur un mode violent. Comme il souffre, il crie fort. Son langage privilégié est à base de fatigue, de lassitude et de souffrances diffuses de la tête aux fesses. Mais à certains moments, il refuse tout net, tout se bloque. Impossible de lui faire faire un mouvement.

Mallodo a eu, vous le sentez bien, une enfance non pas difficile mais pleine de malentendus. Par exemple, quand il tentait de dire, d’exprimer ce qu’il ressentait, neuf fois sur dix, il n’était pas entendu. Je vous donne un exemple simple que vous allez facilement comprendre, vous.

Quand Mallodo était petit et qu’il n’aimait pas la soupe, il tentait de dire à sa maman:

-“Maman, je n’aime pas la soupe, je ne veux pas la manger…”

Sa mère, aussitôt lui répondait:

-“Mais elle est très bonne, la soupe, je vais te mettre un peu plus de lait ou de crème…”

Elle lui parlait soupe et crème… alors que c’était de lui qu’il parlait. Terrible cette incompréhension qui se créait. Ce sentiment de n’être pas entendu de là où il parlait, c’est-à-dire à partir de lui! Vous croyez certainement que j’exagère, écoutez la suite.

Quelques années plus tard, quand il tentait de dire:

-“Maman, je m’ennuie à l’école, les autres ne sont pas gentils avec moi…”

Sa mère:

-“Comment ça, pas gentils! Nicolas et Noémie, je suis sûre qu’ils veulent bien jouer avec toi quand tu es gentil aussi avec eux. Et puis, l’école c’est important, tu sais, pour ton avenir, moi si j’avais fait des études…”

Et voilà, c’était reparti, pour une nouvelle incompréhension. Maman lui parlait des autres, de Nicolas, de Noémie, de l’école… Quand lui-même tentait de parler seulement de lui et de se faire entendre dans ce qu’il ressentait: ennui, désarroi, détresse… et là, il n’était jamais entendu.

Et cela a continué toute la vie de Mallodo:

– “Maman, papa, tu as vu le vélo de Georges, un Peugeot tout neuf, dix vitesses, acier-titane, huit kilo cinq…”

– “Ah! je te vois venir avec le vélo de Georges, tu as vu dans quel état est le tien? Un vélo tout neuf de ton dernier Noël…”

Papa faisait tout un discours sur son vélo… au lieu d’écouter celui qui lui parlait, lui, son fils, Mallodo, bon sang! C’est si difficile que ça d’essayer d’entendre son enfant quand il vous parle… de lui!

Car ce que voulait dire ce jour-là Mallodo, c’était surtout comment Georges, son copain, avait eu son vélo acier-titane. En économisant pendant quatorze mois pour pouvoir se l’acheter “tout seul”, son vélo. Lui, Mallodo, il aurait voulu que ses parents arrêtent de lui faire des cadeaux “tout faits”, des “cadeaux affectifs” comme ils disaient eux, en anciens “soixante-huitards attardés”. Mallodo aurait voulu qu’ils lui donnent plutôt de l’argent à ses anniversaires, aux fêtes, car Mallodo avait calculé qu’en économisant seulement treize mois, il pourrait s’offrir “tout seul” une chaîne haute fidélité! Son désir le plus cher depuis longtemps.

Mais comment faire entendre tout cela, quand les adultes qui entouraient Mallodo confondaient toujours “le sujet”, celui qui parle, qui ressent, qui a des choses à dire, et “l’objet”, ce dont le sujet parle! Ah! oui, on est bien dans une civilisation de l’objet comme disent les journaux à grands tirages, très grands tirages, pensait Mallodo! Les adultes, les parents en tête, se précipitent tête baissée, oreilles fermées, yeux grands ouverts, sur ce qu’ils croient entendre.

Et cela continue pour mallodo…

-“Papa, je suis invité à une surboum chez Sylvie, je me réjouis beaucoup…

– Qui c’est cette Sylvie, à quelle heure la surboum se termine-t-elle? Et l’école, demain… tu y a pensé?”

Qui demanderait à Mallodo de dire “ce que représente cette surboum pour lui, et pour Sylvie surtout”?

Je ne vous donne que quelques détails, mais vous pouvez imaginer que cela se répétait cent fois par jour, trois cent soixante-cinq jours par an, trois cent soixante-six pour les années bissextiles et pendant dix, quinze, vingt ou trente ans. C’est désespérant pour un enfant, et plus tard pour un adulte, de vivre sur la Planète Taire, la planète de l’incompréhension!

Car la plupart des gens de cette planète fonctionnaient comme cela. Mallodo lui-même aussi d’ailleurs, personne ne lui ayant appris à communiquer. Personne ne lui ayant enseigné ce que c’est “mettre en commun”. Comment voulez-vous qu’il ne se sente pas incompris? Personne ne lui avait enseigné à ne pas confondre le sujet et l’objet en matière de communication.

Mais le plus terrible pour Mallodo, c’est que, devenu adulte, il pensait être compris au moins par celle qu’il aimait.

Et puis, patatrac, ce fut pire. Pire dans le sens où il ne comprenait pas pourquoi il n’était pas compris. Un soir, en rentrant dans son foyer (ah que le mot est doux!), il osa dire:

-“Je n’ai pas chaud, j’ai froid dans le dos…”

Il entend son aimée répondre:

-“Mais le thermostat est à 24°.”

Ce qui voulait dire qu’il aurait dû avoir chaud puisque le thermostat était aussi élevé!

Tout se passait dans la vie de Mallodo, comme s’il n’était pas possible de dire son propre ressenti, son vécu à lui, sans provoquer un rejet, un refus, une incompréhension, bref une incommunication. Et lui pressentait qu’il fonctionnait comme cela, avec le même système. Quand il avait envie de faire l’amour, le soir avec sa femme, il ne supportait pas qu’elle n’en ait pas envie.

-“C’est pas normal, c’est que tu ne m’aimes pas, tu n’as jamais envie, tu es frigide, t’es comme ta mère…” Lui aussi, dans ces moments-là, ne savait pas entendre ce que ressentait l’autre.

Ils avaient passé ensemble un week-end de trois jours à Venise.

Il avait eu beaucoup de plaisir. Quand il avait tenté d’en témoigner devant ses amis, sa femme avait dit ce jour-là:

-“Je ne me suis jamais autant ennuyée, il faisait un vent humide, le soleil n’est apparu qu’au moment de notre départ, moi j’avais envie de rester à l’hôtel et de lire, loin des enfants, calme enfin, et lui me traînait à pied, en gondole à mazout, dans tous les coins et recoins de Venise, on a passé un après-midi entier dans un cimetière sur une île à regarder des tombes… C’était sinistre!”

En entendant cela, Mallodo n’en cru pas ses oreilles. Pour beaucoup d’autres événements, chacun avait des vécus différents, mais n’acceptait pas de reconnaître le vécu de l’autre, tellement il était à l’opposé… du sien.

Je ne vais pas insister davantage sur la vie de Mallodo l’incompris.

Je crois que vous m’avez compris. Sinon je risque d’avoir des douleurs lombaires… Oui, Mallodo est notre compagnon le plus familier. Il nous habite et apparaît dès que nous ne nous respectons plus. Au fond, Mallodo pourrait être considéré comme un ami. Chaque fois qu’il arrive, il tente à sa façon de nous dire:

-“Attention, il y a un conflit en toi, pas avec l’autre, mais avec toi-même. Soit tu ne t’es pas respecté, soit tu as voulu faire plaisir, satisfaire l’autre en renonçant à ton propre désir, en oubliant ton propre projet.

Mallodo utilise tout plein de trucs très habiles, douloureux d’accord, pour tenter de nous dire:

-“Prends le risque de t’affirmer, renonce à ton besoin maladif d’être approuvé, de rechercher l’accord de l’autre dans tout ce que tu fais ou ne fais pas. Prends le risque d’être plus toi-même.

Je vous le dis, car je l’ai fréquenté longtemps et je l’ai bien connu ainsi que son cousin Maldedo. Voilà le message fondamental de Mallodo l’incompris: Ose le risque de te respecter en restant en accord avec toi-même.


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